Don d’organes : faut-il se passer du consentement des familles ? 23 avril 2015 Santé Marie MEHAULT Temps de lecture : 7 minutesCe mardi 14 avril 2015, les députés français se sont prononcés pour un amendement au projet de loi Santé de Marisol Touraine, amendement qui renforce le principe du consentement présumé au don d’organes. En clair, « qui ne dit mot consent » devient le postulat de base, après le décès d’une personne majeure. Sauf écrit du défunt de son vivant, stipulant expressément son refus à donner ses organes et enregistré en bonne et due forme au registre national des refus (mais d’autres moyens d’indiquer son désir de ne pas voir ses organes prélevés, sont à l’étude et devraient être connus d’ici 2017), alors la médecine pourra se passer du consentement des familles, qui n’auront plus leur mot à dire. Voilà qui fait évidemment intensément débat, dans la société. Car jusqu’à présent, si la personne décédée ne s’était pas inscrite au registre national des refus de don d’organes, c’était à la famille que revenait la responsabilité de trancher. Un choix douloureux, qui intervient forcément quelques minutes ou quelques heures après la perte de l’être cher, et qui débouche sur un refus de prélèvement, dans plus d’un tiers des cas : 40% exactement des transplantations potentielles n’ont finalement pas lieu, car la famille ne parvient pas à donner son accord de manière unanime. La mise en place du « don d’organes systématiques », pourrait donc augmenter d’au moins 25% le nombre de greffes pour les malades en attente. Mais voilà, c’est une mesure qui choque. « Non à la nationalisation des cadavres ! », s’insurge ainsi l’éminent professeur de médecine et député UMP, Bernard Debré. « Il existait jusqu’à présent un registre national dans lequel peuvent s’inscrire ceux et celles qui par altruisme, par solidarité annonçaient leur volonté [de donner leurs organes, ndlr]. Mais peu de Français le savent et peu d’entre eux se sont inscrits. Que faut-il faire pour obtenir des organes à greffer ? La solution la plus humaine, la plus respectueuse aurait été de développer une information officielle, voire de proposer systématiquement aux Français cette éventualité, sans jamais les obliger, ni les contraindre par la loi. Or, voici que dans la loi santé de Marisol Touraine, tout va changer. Il ne sera pas nécessaire d’obtenir l’accord des familles. Toute personne qui décède brutalement et qui est susceptible d’être donneur d’organe pourra être prélevée. Les familles seront simplement informées ! Cela est incroyablement brutal et inacceptable ! Il s’agit ni plus ni moins que de l’étatisation du corps dès sa mort. Cette brutalité législative transforme fondamentalement la philosophie du don d’organe ». La Ministre de la Santé, Marisol Touraine, a réagi aux violentes critiques qui ont suivi le vote de l’article 46 ter du projet de loi de Santé. « Il n’y a pas de passage en force, il ne s’agit pas d’imposer le prélèvement à qui que ce soit, il s’agit d’alerter sur le fait que nous avons besoin de don d’organes, nous avons besoin de prélèvements (…) », a-t-elle indiqué. « Nous sommes aujourd’hui dans un pays dans lequel nous avons besoin de greffe. Il n’y a pas assez de dons, pas assez de greffes. Nous allons donc engager une concertation pour dire la manière dont on pourra exprimer son refus et ne pas être prélevé. Cela pourra être sur la carte Vitale, sur un papier, mais il faut qu’il y ait une concertation avec les familles, les associations, les médecins. C’est ce travail-là qui va se faire, parce que nous avons besoin de dons. Mais évidemment on ne procède pas en la matière comme s’il s’agissait de n’importe quoi ». N’empêche : avec le consentement par défaut, le médecin ne sera plus légalement tenu de suivre la décision de la famille, et pourra prélever les organes du corps du défunt contre le gré de ses proches. Ce qui heurte forcément, dans nos sociétés : « Massivement favorables au don d’organes parce qu’ils savent que la greffe sauve des vies, les Français cultivent dans le même temps des paradoxes et des freins d’ordre irrationnel, liés à des croyances et des valeurs, à la perception du corps de l’être aimé… Par exemple, 54% des personnes interrogées, notamment les femmes, pensent qu’il est plus difficile de donner son accord pour certains organes et 45% estiment que le corps risque d’être mutilé, croyance forte chez les tranches d’âge les plus âgées », explique un membre de l’Agence de Biomédecine. « 23% des Français considèrent aussi que le don d’organes va à l’encontre de la religion ». L’explication, est donc aussi largement culturelle, et historique. « Penser au don d’organes implique généralement d’envisager sa mort, bien avant la fin de sa vie. Nous craignons tous notre propre disparition, et quand nous l’évoquons, c’est dans la perspective d’un futur lointain. Il y a aussi la peur inconsciente de l’erreur médicale, du patient encore vivant au moment où on lui prélève ses organes, parce qu’on le croit mort, c’est un fantasme inconscient récurrent », explique le psychanalyste Karl-Leo Schwering, spécialiste de ces questions, auteur de plusieurs textes dont L’identification au donneur en transplantation d’organes, et La mort n’est plus ce qu’elle était, redéfinition de la mort et transgression. « Chacun d’entre nous, frappé en plein coeur par le deuil d’une personne aimée, vit un moment de déni, d’incapacité psychique à admettre le décès. Et à cela, s’ajoute la réalité physiologique, celle du prélèvement, qui est présenté à un moment où le défunt étant maintenu en vie dans un état de mort cérébrale, il y a la respiration, les battements du cœur, la peau encore chaude et rose, le thorax qui se soulève, pas de raideur cadavérique ni de teint blafard, même si le sang a cessé d’irriguer le cerveau : rien ne signale visuellement le décès. C’est donc très difficile pour les proches d’envisager que l’on va, en quelque sorte, profaner ce corps qu’ils ont tant aimé et qui vient à peine de cesser de vivre, sans que cela ne se voit vraiment. » Au-delà de la question du corps, le fait de se passer du consentement des familles est vécu par beaucoup comme un viol des derniers moments d’intimité et de liberté avec la personne chère. Et, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce sont en majorité des professionnels de santé, des médecins spécialisés dans les prélèvements, ou dans la greffe, voire certaines familles de donneurs ou de greffés, qui s’insurgent aujourd’hui. Pour le Professeur Claude Ecoffey, Président de la Société Française d’Anesthésie et de Réanimation (SFAR), « cela va fatalement augmenter les conflits, car les familles vont vivre ce qui jusqu’alors était un don, comme un viol, dans la mesure où leur volonté ne pèsera plus rien, face à une sorte de processus écrasant de nationalisation des corps ». Dans une pétition adressée à la ministre de la Santé, des médecins et les infirmiers des différentes coordinations hospitalières de prélèvements d’organes et tissus en France, ont écrit leur « refus consterné » de cette « proposition contraire à leurs valeurs et à leur éthique de soignant ». Au total, plus de 270 signataires, pour lesquels « l’application de cet amendement conduira de manière inéluctable à une perte de la notion de don pour tout ce qu’il contient d’humanité. Une telle attitude sera vécue par les familles comme une négation de la personnalité et de la mémoire du défunt (…) Nous sommes convaincus qu’une telle modification de la législation aboutira à terme à une chute de cette activité et va entraîner la perte de confiance de la part des familles ainsi qu’une défiance vis-à-vis du personnel soignant ». Au Centre Hospitalier de Lens, dans le Pas-de-Calais, où l’on réalise notamment des transplantations cardiaques, l’équipe chargée de la coordination avec les familles panique : « C’est facile de légiférer, ce ne sont pas les législateurs qui se retrouveront face aux familles, au moment crucial où elles doivent réaliser que leur proche est parti pour toujours, qu’elles ne le reverront plus. Nous ne pourrons pas aller contre leur opposition au don des organes, si elle survient. Les gens vont devenir fous. Cela va créer des situations ingérables. Pour les équipes sur le terrain, cette loi sera inapplicable ». Renaloo, association française de malades et de greffés du rein, s’est également exprimée, se disant «réservé» sur cette mesure qu’elle juge « discutable et liberticide pour tous ceux qui y voient une appropriation des organes par la société, sentiment contre-productif qui risque de faire diminuer le taux de prélèvements ». En revanche, de très nombreuses autres associations de greffés ont exprimé un sentiment extrêmement favorable au prélèvement automatique. Ainsi, Pour Jean-Pierre Scotti, président de la Fondation Greffe de vie, « il faut faciliter la démarche pour les proches, car il est trop difficile pour eux, dans la douleur, de répondre ‘oui’ en l’espace de quelques instants. Ils ont tendance par précaution à refuser le prélèvement, et souvent, ils avouent être nombreux à l’avoir regretté par la suite. Le taux de refus ne cesse d’augmenter, de manière extrêmement inquiétante ! Il est passé de 9,6 % en 1990 à 33,7 % 25 ans plus tard, et même à quasiment 40 % si on s’en tient aux greffons utilisables. Or, le nombre de patients en attente de greffe a triplé depuis les années 90, on compte aujourd’hui environ 19 000 personnes en attente d’une greffe, en France. Et ce nombre augmente beaucoup plus vite que le nombre de greffons disponibles. 1 % de refus, cela représente 100 greffons pour tous ceux qui attendent, alors réduire le taux de refus, cela veut dire sauver entre 500 et 700 vies chaque année ! » Facebook Twitter LinkedIn E-Mail Marie MEHAULT