Colère des agriculteurs : 10 longues journées de galère pour les transporteurs français 29 juillet 2015 Transport 0 Comments Marie MEHAULT Facebook Twitter LinkedIn E-Mail Temps de lecture : 5 minutesIls savent ce que c’est : ils sont les premiers, quand ils sont en révolte contre quelque chose, à prendre le volant pour aller bloquer les grands axes en signe de protestation. Les transporteurs ne peuvent donc pas ouvertement s’insurger contre les manifestations des agriculteurs français, qui perturbent l’ensemble des routes du pays, empruntées chaque jour par des centaines de milliers de camions, censés acheminer marchandises et passagers. Difficile de critiquer les actions du voisin quand les leviers d’action sont les mêmes que ceux que l’on emploie soi-même habituellement… et pourtant, quelle galère, au quotidien ! Les routiers vivent en ce moment un véritable cauchemar sur les routes, et dans les bureaux leurs patrons laissent eux aussi passer l’orage, les dents serrées, espérant s’en sortir financièrement malgré le manque à gagner qui s’accumule, jour après jour. Barrages bloquants ou filtrants, routes fermées, restrictions de circulation, déviations, opérations escargots, bouchons monstres, déversement de paille, de lisier ou de lait sur la chaussée, abattoirs, grandes surfaces et autres lieux de collecte ou de livraison interdits d’accès… pour les transporteurs, le mois de juillet aura été rouge, sur les routes. Un casse-tête permanent, pour les chauffeurs qui ne savent plus quel itinéraire emprunter ni comment faire pour respecter leurs délais, une gageure pécuniaire pour les patrons qui voient leurs salariés bloqués des journées entières sur des routes où des milliers de véhicules sont à l’arrêt. Certains, ne cachent plus leur exaspération : « Cela fait maintenant plus d’une semaine qu’on ne parvient ni à charger, ni à livrer dans des conditions normales », nous confiait il y a quelques jours un chauffeur, stationné sur une aire à proximité d’un péage, la radio allumée, attendant de savoir s’il va pouvoir emprunter l’itinéraire prévu. « Les agriculteurs bloquent les camions étrangers, OK, je ne suis pas contre, ça fait déjà longtemps qu’ils nous pourrissent la vie avec leur dumping social. Mais les producteurs agricoles doivent aussi faire le distingo et respecter le travail des entreprises de transport françaises. Pour nous, c’est une véritable catastrophe. Je suis arrivé ici à 14 heures, la route que je dois prendre est fermée, ceux qui veulent passer par la nationale et reprendre l’autoroute plus loin ils se font directement sortir, je suis complètement coincé. Ce soir je dois être arrivé pour une livraison, mais j’ai encore 150 kilomètres à faire et à tous les coups je vais passer la nuit ici ! ». A quelques mètres de là, Miguel, un chauffeur espagnol, n’a lâché que quelques mots laconiques, d’un ton dépité : « Ce genre d’imprévu, ça n’arrive qu’en France ! » Ailleurs, les routiers ont clairement fait la démonstration de leur solidarité : A Flers, où plus de 800 camions n’avaient eu d’autre choix que d’arrêter le moteur, comme à Sées, à proximité de l’autoroute, où plus de 200 camions étaient immobilisés la semaine dernière, les routiers, patients, n’ont pas protesté : mieux, ils ont partagé les grillades d’un barbecue organisé par les agriculteurs : « On avait acheté des saucisses, du pain, des chips… Les routiers nous comprennent, ils viennent eux aussi de traverser plusieurs années difficiles ». explique Sylvain Denis, de la FDSEA. « On a essayé de leur faciliter les choses. Mercredi matin, nous avons amené des routiers en ville pour qu’ils puissent y faire quelques courses. Et nous avons fait installer des toilettes chimiques sur le site pour qu’ils aient au moins ce confort là. On respecte le travail des routiers. Ils sont solidaires et nous sommes solidaires ». « De manière générale, un peu partout en France, les camions ont attendu patiemment que le mouvement soit levé », raconte à son tour Guillaume Larchevêque, président des Jeunes Agriculteurs 61. « On a fait passer partout des consignes pour laisser partir en premier les camions frigorifique, les plus pressés. On comprend bien que les transporteurs aussi ont des entreprises à faire tourner, ils n’étaient évidemment pas notre cible directe, mais il fallait taper fort pour que le gouvernement se mobilise ». Christophe, qui transportait de l’huile alimentaire, a été bloqué avec son camion plus de 20 h la semaine dernière, mais n’en tient rigueur à personne… sauf au gouvernement français: « Il n’y a pas de souci », confie-t-il. « Sans eux, nous ne sommes rien, s’il y a des marchandises à transporter c’est grâce à eux, alors on est solidaires… Ils ont raison, on est en train de se faire massacrer. Comme si on n’avait pas assez de lait ici, on en importe de l’étranger. Nous connaissons la même problématique, pas avec les produits mais avec les travailleurs détachés : il y a des chauffeurs en France qui cherchent du travail, et on fait venir des Polonais ou des Roumains… ». Hervé, lui, était encore coincé lundi à un barrage routier entre la France et l’Allemagne. Pas de chance, il vit en Belgique et travaille comme chauffeur indépendant et transfrontalier, là où la demande le mène… Justement, dimanche, il s’est fait interpeller par les agriculteurs alors qu’il transportait du lait allemand. Impossible de repartir. « Ils ont vidé toute ma cargaison et renversé le lait par terre. J’ai attendu quand même là qu’on vienne me secourir parce que je n’avais pas d’eau, pas à manger, rien. Finalement je suis sorti du camion et ce sont des riverains qui m’ont donné de quoi tenir. Je n’arrive pas à repartir. Y en a marre ». Du côté des patrons d’entreprises de transport, un peu partout en France, les dix jours qui viennent de s’écouler ont été compliqués, aussi. Les barrages menés par les agriculteurs et dans lesquels leurs chauffeurs poids lourds se sont retrouvés coincés, l’inspection des remorques par les agriculteurs pour vérifier l’origine des marchandises transportées, soulèvent d’innombrables difficultés : « D’abord, mes livraisons arrivent systématiquement en retard, quand elles arrivent. Ensuite, les remorques ouvertes, les produits inspectés, parfois déballés, la chaîne du froid interrompue, les emballages détériorés, les produits remis pêle-mêle dans le camion, cela me cause un terrible préjudice en terme d’image, puisque mon client n’a pas sa commande en temps et en heure, et qu’elle lui arrive en mauvais état, et cela me cause un terrible préjudice financier, puisque je dois lui rembourser tout ce qui a été perdu ou abîmé, et le dédommager pour le retard, qui l’a lui-même mis en difficulté par rapport à ses clients, etc… », détaille le PDG d’une entreprise de transport bretonne. « Et si je peux invoquer le cas de force majeure pour la toute première journée d’actions des agriculteurs, qui était imprévisible – et encore -, je ne peux certainement pas l’invoquer pour les jours suivants. Un cas de force majeure pour un transporteur, c’est quand l’événement est extérieur à l’entreprise de transport, bon, sur ce point là on est couverts, mais il doit aussi être imprévisible ET insurmontable. Or, à un chauffeur routier, un juge répondra toujours qu’il y avait sans doutes d’autres itinéraires ou d’autres routes à emprunter, d’autres solutions pour s’organiser. Et il faut, dans tous les cas, aller devant un juge, c’est-à-dire entamer une procédure, qu’on n’est pas surs de gagner, et qui prendra des années, le client est perdu définitivement… Bref, autant vous dire qu’aucun patron routier ne s’y risquera, et que tous les frais sont pour notre poche. Si ça continue longtemps, on va y perdre des plumes, je ne suis pas sûr que certains s’en relèveront ». Facebook Twitter LinkedIn E-Mail Marie MEHAULT