Handicap : la France a-t-elle encore les moyens de l’accessibilité pour tous ?

19 février 2015 Société Marie MEHAULT
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mobiliteAu lendemain des 10 ans de la loi handicap, dans des dizaines de villes en France, ce mercredi 11 février 2015 a vu défiler des cortèges inattendus : en fauteuil roulant, ou avec leur canne blanche, ou sans aucun signe de handicap apparent, car le handicap ne se voit pas toujours, des centaines de personnes dans toute la France sont descendues dans la rue… avec un point commun : la colère, et un immense sentiment d’injustice. Autant de personnes, souffrant parfois depuis toujours, parfois à la suite d’un accident, ou à la suite d’une maladie. Et qui ne peuvent pas comprendre l’ordonnance du 26 septembre 2014, qui « renvoie la loi de 2005 à 3, 6 ou 9 ans ». En d’autres termes, les lieux  recevant du public (écoles, cinémas, commerces, cabinets médicaux, stades…) sont une nouvelle fois dispensés de se mettre aux normes d’un accès facilité pour les personnes handicapées. « Beaucoup d’entre nous », explique un porte-parole du Collectif pour une France accessible, « ne seront plus de ce monde pour être les témoins d’une France accessible à tous ».

 

« Alors que l’accessibilité est une obligation nationale depuis 1975 et répond à une forte demande des citoyens français, la loi de 2005 qui prévoyait l’accessibilité au 1er janvier 2015 n’a pas été respectée et des délais supplémentaires sont aujourd’hui proposés pour rendre la France accessible.

 

APFFace à ce constat qui prive des millions de citoyens d’une réelle liberté d’aller et venir, on nous dit encore et toujours d’attendre, on a vraiment l’impression qu’on se fout de nous« , s’insurge Pascal Bureau, de l’Association des paralysés de France (APF). Patrice Legrand, président de l’Association Valentin Haüy, dédiée aux aveugles et aux malvoyants, est plus défaitiste… mais tout autant en colère : « Nous avons bien compris, vu les retards, que ça ne pouvait pas franchement se passer autrement, mais au-delà de l’allongement des délais, nous protestons aussi contre l’allègement des normes, sous prétexte de simplification », explique-t-il.

 

GIG_GICEt de fait, le handicap reste la deuxième cause de discrimination en France : une lettre sur cinq, adressée en 2014 au Défenseurs des Droits. C’est énorme ! Et parmi toutes les réclamations, l’un des premiers motifs de grogne reste l’accessibilité aux espaces publics, et, pour les espaces privés comme des restaurants, des musées, des cinémas ou des cabinets médicaux, l’absence de rampes d’accès, de toilettes pour handicapés, d’ascenseurs ou d’escaliers équipés, etc… « Il n’y a peut-être que les jeunes mamans avec leur poussette qui peuvent avoir un aperçu de la souffrance que peut représenter, par exemple, une sortie dans le métro parisien », explique Guillaume, paralysé des deux jambes et pourtant, jeune homme dynamique, athlète doué en natation handisport, mais « totalement désarmé face au parcours du combattant que lui imposent escaliers, ascenseurs en panne, escalators, tapis roulants trop étroits, couloirs tortueux et bondés, intervalles entre les quais et les rames… ». Contrairement à Paris, certaines villes, comme Grenoble, ont énormément investi pour les handicapés, faisant par exemple le choix d’un tramway accessible à tous dès le milieu des années 1980.  Mais cela a un coût. Et c’est d’ailleurs l’argument principal de Marisol Touraine, la ministre de la Santé et des Affaires Sociales, pour justifier l’ordonnance du 26 septembre 2014 : « Il ne s’agit pas de recul mais de pragmatisme », a-t-elle expliqué,  » car la réalité est que la loi de 2005 est une grande loi qui n’a pas bénéficié des moyens nécessaires. Lorsque nous sommes arrivés aux responsabilités en 2012, nous avons dit qu’il ne serait pas possible de faire en deux ans et demi ce qui n’avait pas été fait préalablement ».

 

fauteuilsEt ces budgets, plus que conséquents, qui seraient nécessaires à l’aménagement d’une France accessible à tous, ne sont plus, pour beaucoup d’experts, à la portée financière de la France. Pire, quelques-uns estiment que les normes imposées par la loi de 2005 sur le handicap, freinent la croissance et paralysent de nombreux secteurs d’activité, comme par exemple la construction et le logement. Henri Buzy-Cazaux, président de l’Institut du Management des Services Immobiliers, parle aujourd’hui de la nécessité de « lever un tabou », et d’expliquer clairement que, « après des années d’inconscience ou d’omerta, la question de l’inflation des normes et de l’absurdité ou de l’irréalisme de beaucoup d’entre elle » ne doit plus être passée sous silence, et qu’elle l’est de moins en moins, ce qu’il considère comme un progrès nécessaire : « au rang des contraintes administratives insupportables, la norme d’accessibilité aux personnes à mobilité réduite vient en tête. Elle est aussi en tête des sujets tabous. Comment ! On aurait si peu de cœur qu’on ne compatirait pas au sort des handicapés ? Faut-il que nous n’en ayons pas dans notre famille ou notre entourage ? (…)  Le consensus de la bonne conscience empêche de dire la vérité. La vérité est que, pour apporter une solution au problème d’une fraction de la population – qui mérite, non la sympathie au sens propre, mais la considération civique la plus haute -, on a créé une obligation qui s’applique à la totalité des logements nouvellement construits. La conséquence est lourde (…) : on a administrativement grevé de plusieurs points le coût et le prix de chaque logement en France. C’est doublement gênant. D’abord, c’est disproportionné : on a fait comme si 100% de la population des accédants ou des locataires appelés à occuper les biens des investisseurs souffraient d’un handicap affectant la mobilité, alors que ce type de handicap touche moins de 10% de la population. Ensuite, l’inflation des prix que le respect de la norme entraîne exclut de l’achat des dizaines de milliers de ménages« .

 

escaliersAu sein même des associations qui luttent pour favoriser la prise en compte du handicap en France, on reconnaît que la loi de 2005 n’est pas pleinement satisfaisante. Par exemple, on prévoit énormément de choses pour les personnes en fauteuil roulant, qui sont 370.000… pour un total de 8 millions de personnes à mobilité réduite. A l’inverse, la mal-voyance, la cécité, la surdité, ne sont quasiment pas prises en compte. « Il faudrait un véritable changement de perception, que l’on envisage réellement l’accessibilité pour tous et que l’on arrête de mettre chaque personne dans une case : personne handicapée, personne âgée… On ne pourra jamais tout rendre accessible. Autant gérer le problème pour l’intérêt du plus grand nombre et non pas partie par partie. Certains pays comme l’Allemagne (qui impose 17% des logements accessibles aux personnes à mobilité réduite, représentant 7% de la population aujourd’hui, 17% à l’horizon 2050, « sont bien plus avancés que la France sur le plan de l’accessibilité, et pourtant tout n’y est pas accessible, leur approche est simplement tournée vers l’intérêt de tous, sans catégories », analyse ainsi Philippe Monmarché, spécialiste de l’accessibilité, lui-même en fauteuil roulant. Il estime que rendre la société accessible à tous ne doit pas forcément coûter plus cher. A condition de mener la bonne réflexion, efficace, cohérente, pragmatique, au lieu de dépenser des milliards dans des obligations qui, si elles partent d’une volonté de bien faire, sont des moulins à vents. « L’accessibilité n’implique pas d’innover sans cesse, ou de trouver des produits spécifiques. L’accessibilité n’est pas une contrainte et peut se faire de manière simple en utilisant des produits standards », poursuit-il. « Il faut miser sur une obligation de résultats et non de moyens. C’est une question de bon sens ».

 

 

Marie MEHAULT