Mory Global : les 2150 nouveaux licenciés se battent pour partir dans la dignité

9 avril 2015 Economie 8 Comments Marie MEHAULT
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blocageC’est la plus grave catastrophe économique et sociale en France depuis Moulinex, et ses 3300 licenciés en 2001. Un peu moins de 15 ans plus tard, en ce triste 31 mars 2015, sous les rafales de vent glacé, c’était le tour des Mory d’attendre la décision du Tribunal de Commerce de Bobigny, pour être fixés sur leur sort. Dans leurs dos, sur les gilets jaune fluo, des phrases griffonnées au marqueur, comme un dernier sursaut de révolte : « Arcole, tes enfants ont faim », ou encore  « Arcole m’a euthanasiée ». Caravelle-Arcole Industrie, c’est ce patron qu’ils jugent voyou, parce qu’il leur a fait miroiter un nouveau départ il y a un an, après la faillite de Mory Ducros. Le repreneur, actionnaire principal de Mory Ducros, avait promis que Mory Global, ce serait différent. Pérenne, viable, modernisé, « on était partis pour trente ans de plus, à les croire », soupire un salarié, au bord des larmes.

 

soutienDes femmes se serrent dans les bras devant ce tribunal qui, dans quelques heures, rendra son verdict. Elles rient et pleurent en même temps. Heureuses de se retrouver, entre celles qui sont parties il y a un an – la plupart cherchent encore du travail – et celles qui avaient pu passer entre les gouttes du plan social. Et, malgré ce bonheur de se serrer les coudes, de voir que l’adversité n’a pas entamé les amitiés, elles sont tellement tristes, angoissées, en colère aussi. Les rires. Les larmes. Les larmes. Les rires. Les hommes, eux, serrent les dents. Mais on voit bien qu’ils n’en mènent pas large. Tous, quel que soit leur sexe, leur âge, leur poste, leurs origines, ils semblent résignés et pourtant, incapables de se faire à l’idée qu’ils sont en train de vivre les dernières heures de leur entreprise, fondée il y a plus de 200 ans.

 

arcole« Voilà deux ans qu’on n’a que des émotions chez Mory, que des émotions », pleure Julianna Macias, salariée chez Mory Ducros, puis chez Mory Global. « C’est un véritable gâchis, tous les salariés sont dégoûtés », s’emporte Michel Arriba, délégué Force Ouvrière Mory Global à Evreux. « L’année dernière on a demandé aux gens de faire des efforts. Ils ont fait des efforts. Et maintenant on en arrive là. Encore 2150 sacrifiés, avec ceux de l’année dernière on est plus de 5000. Je trouve ça vraiment écœurant, je suis tellement désolé. J’ai de la haine, j’ai de la haine ! ». Car ils savent bien, ces salariés, que la reprise et la poursuite de l’activité, ce n’est plus qu’un rêve parti en fumée. Ils savent bien, même avant que le jugement soit rendu, que c’est la fin. La fin réelle, et inéluctable, cette fois. La deuxième chance est passée. Elle ne se représentera plus.

 

liquidationUn grand chauffeur routier d’origine sénégalaise prend une toute petite secrétaire blonde dans ses bras. Le tableau est touchant. « Courage », lui dit-il. « La vie ne s’arrête pas là. Cette porte se ferme, mais il y en a une autre qui va s’ouvrir». « Je sais », lui répond-elle, une grosse larme roule sur sa joue. « Ce sont des personnes avec qui j’ai travaillé il y a tellement longtemps… on a été séparés parce qu’on n’était plus dans les mêmes agences. On était tous une famille, lui a 24 ans de boîte, d’autres ont plus, c’est bon de se revoir et en même temps dans ces conditions épouvantables, c’est trop dur. On a passé tellement de temps à se battre et maintenant voilà, tout est terminé, c’est fini. Je ne voudrais pas que ça s’arrête. Ils ne se rendent pas compte de toutes ces vies qu’ils vont bousiller ».

 

HollandeA côté, derrière, partout devant le tribunal de commerce de Bobigny, ce sont les mêmes émotions, les mêmes effusions. Un autre groupe de femmes se tient par le cou, fronts appuyés contre fronts, comme on se tient les uns les autres dans une mêlée de rugby. « Arrêtez de pleurer les filles, soyez fortes, vous vous êtes tellement bien battues les filles, vous êtes des vraies femmes ! Des bosseuses ! On ne lâchera pas ! ». En fin d’après midi, la sentence tombe. Elle ne fait que confirmer les intuitions, les rumeurs, les quasi-certitudes des uns et des autres. Car personne ne voyait objectivement comment redresser, à ce stade, la barre d’un bateau déjà aux trois-quarts sous l’eau. C’est Thomas Hollande, le fils du Président de la République, et l’avocat des salariés de Mory Ducros, puis de Mory Global, qui prend la parole. Visage fermé, triste. Il fera une déclaration brève, sans fioritures, car il sait qu’il enfonce un peu plus profondément encore le couteau dans des plaies ouvertes. « Aucune offre n’était recevable. Tout le monde a sollicité la liquidation judiciaire ».

 

MoryPendant un mois, il va maintenant s’agir de négocier le plan de sauvegarde de l’emploi, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles les salariés vont pouvoir partir. « Les salariés de Mory Global réclament donc les mêmes conditions de départ indemnitaires et de reclassement que celles dont on bénéficié les salariés de Mory Ducros il y a un an, mais cela va être difficile parce qu’il n’y a plus rien dans les caisses », explique Maître Hollande. « Nous allons donc demander à ce qu’une partie des actifs immobiliers de la société soient consacrés pour indemniser ces salariés, des personnes qui y ont cru pendant un an et qui subissent un réel préjudice avec ce point final qui s’écrit aujourd’hui, dans l’histoire de la société Mory Ducros. Il est normal que les salariés exigent des conditions de départ dignes, maintenant. Cela va être aux administrateurs judiciaires et à nous, représentants du personnel, de nous battre pour obtenir les indemnités que les salariés sont en droit d’obtenir vu tout ce qu’ils ont donné à cette entreprise. On démontrera aussi que le groupe Arcole n’a pas tenu ses engagements financiers vis-à-vis de l’Etat, qui avait injecté 17 millions et demi d’euros. Le responsable est clairement identifié, c’est le groupe Arcole, et c’est à son encontre que vont se retourner les salariés. »

 

salariesA l’intérieur du Tribunal, les représentants du personnel, pourtant rodés à la prise de parole en public et aux situations conflictuelles, ont du mal à trouver les mots. Comme Annick Feuvrel, déléguée du personnel CFDT. « On va aller parler aux salariés mais c’est difficile, on doit leur annoncer une liquidation totale, c’est vraiment la fin. Ce dossier est d’une tristesse impensable. C’est un désastre humain, il y a quand même au total 5000 personnes et 3000 sous-traitants qui se retrouvent sans rien et qui sont à la rue demain. On ne peut être que sur une fin très triste, même si on le savait, depuis l’année dernière on a eu le temps de voir qu’on était aux mains de financiers, de patrons voyous, pas de gens qui se battent pour la société…. Un financier qui ne gère pas une entreprise mais uniquement l’argent donné par les pouvoirs publics pour financer l’entreprise, et bien voilà, on aboutit à ça : 7000 familles dans la misère ce soir ».

 

licenciements2150 salariés licenciés pour motifs économiques en ce triste mois de mars 2015… 2150 salariés, qui ont vu partir, il y a un an, 2300 de leurs collègues après la faillite de Mory Ducros. Aujourd’hui c’est leur tour. Mory Global n’a pas fait long feu. Dans les différents entrepôts de France, l’heure est à la consternation absolue. Sur le site de la Courneuve en Seine-Saint-Denis, une poignée d’hommes et de femmes se sont réunis, comme pour dire au revoir à ces lieux dans lesquels ils ont passé tellement de temps, auxquels ils ont consacré tant d’années de leur vie. Comme Nathalie Boulot et sa famille : elle travaille ici avec son mari et ses deux beaux frères. A eux tous, ils cumulent 122  années de travail dans l’entreprise. 122 années de vie.

 

departs« Vous vous rendez compte pour tous ceux là, c’est quoi l’avenir ? Nous allons continuer à occuper les sites, nous allons refuser de signer le moindre accord », s’indigne Mustapha Adi, délégué du personnel sur le site. « Parce que si on signe les papiers, si on quitte les sites, on sera chacun cloîtré chez soi et on laisse les sites à leur disposition, nous on veut utiliser ce moyen de pression pour continuer à se battre. On veut partir dignement, de la même façon que nos collègues de chez Mory Ducros l’année dernière. Au minimum on veut partir comme nos copains, ça veut dire une prime supra légale, un accompagnement, un Plan de Sauvegarde de l’Emploi, le même PSE, la même prime supra légale que nos collègues. Et que tout soit écrit noir sur blanc. Après nos licenciements on veut des certitudes. Il y a des gens ça fait quarante ans qu’ils sont là, on ne va pas les lâcher comme ça ! Peut-être que Mory Global est fini, Caravelle-Arcole Industrie n’est pas fini. Cela suffit de regarder les conséquences, il faut aller voir les causes. Il y a des gens qui sont responsables de ce fiasco. Eh bien qu’ils répondent, parce que couler l’entreprise une première fois, et c’est le contribuable qui paie le licenciement des gens, et on remet ça un an après ? De la même façon ? Il y a des responsables de cela et ils doivent payer ».

 

chauffeurPour exprimer sa tristesse, sa colère, son inquiétude face à l’avenir, chacun sa méthode. Les hommes repartent klaxonner, pour un dernier baroud d’honneur au volant de leur camion. Comme Patrick Potin, qui appuie avec l’énergie du désespoir sur son avertisseur à 80 décibels. « Je viens de vider mon ‘tracteur’ de tous mes objets personnels, ma déco… c’est un crève-cœur. Cela faisait un an qu’on vivait ensemble lui et moi, tous les deux. C’est difficile. Vraiment difficile ». Christophe Désiré, autre salarié de Mory Global, vient d’emprunter une grosse somme d’argent pour faire construire une extension à sa maison. « Je dors mal la nuit. Je ne dors pas beaucoup. Je pense au travail. Mais il faut bien rebondir, on n’a pas le choix ! Dans cette branche, dans des grosses sociétés de transport, on n’embauche plus de chauffeurs à l’heure actuelle, on ne prend que de la sous-traitance. Alors j’angoisse. J’angoisse. A mon âge… c’est facile de trouver pour un mois ou quelques semaines, moi j’aimerais trouver un CDI. Peut-être que quand je serai en fin de droits il faudra bien que je me résigne à accepter des petites missions. Comme quand j’étais jeunot, que j’ai commencé ».

 

tristesseLes femmes, ont laissé leurs hommes klaxonner. Peu d’entre elles étaient chauffeuses. La plupart occupaient des postes de secrétariat, au sein des antennes, ou de la direction. Alors elles se réunissent, chez les unes, chez les autres. Pour ne pas être seules. Mais affronter, ensemble, le tri des papiers. Des factures à payer. Et tenter d’imaginer une suite. Nathalie Boulot explique : « Mon conjoint et moi on est dans la même société. On est à deux dans le même bateau. Mes gendres et leurs femmes, pareil. Alors que la direction savait dès le départ que c’était voué à l’échec. On se retrouve balayés du jour au lendemain. A chaque fois qu’ils ont fait un plan, on a été trimballés. Convoqués deux minutes dans un bureau, sans qu’on nous demande même ce que l’on avait envie de faire. A chaque fois, on nous dit maintenant vous partez vous allez faire ça. On se retrouve sur un nouveau site, un nouvel environnement avec de nouveaux collègues. On s’habitue, on se donne du mal pour s’adapter, et hop ! Ça recommence. Jamais de compensation, jamais d’entretien pour discuter, on avait demandé l’an dernier qu’ils laissent partir l’un de nous deux, ils ont refusé. Résultat on est tous les deux dans la merde. Ce mois ci on a un salaire pour deux. Comment on va élever nos enfants ? On n’a plus rien à espérer à part récupérer un peu d’argent, ce qui nous est dû, parce qu’on se sent bafoués, jetés à la rue. Pour une boîte qui a deux cents ans, c’est pas rien quand même… ».

 

emploisL’une de ses amies, Corinne de Castro, vit un double cauchemar : le licenciement cette année, et le regret, qui la ronge, de n’avoir pas pu faire partie des départs volontaires l’année dernière, alors qu’elle avait trouvé du travail ailleurs. « Je me suis tellement investie dans cette boîte… j’ai commencé employée de facturation, j’ai terminé assistante de direction, donc j’y ai cru encore plus que les autres… Sachant que je suis seule avec mes trois enfants, l’année dernière quand j’ai trouvé un poste ailleurs, je me suis dit qu’il fallait saisir l’occasion, que c’était moins risqué que de rester chez Mory. Je me suis portée volontaire pour partir, ils ont refusé, sauf si je démissionnais. Il était hors de question que je démissionne. J’ai donc du renoncer à un travail qui me plaisait, à douze minutes de chez moi, qui me permettait une meilleure qualité de vie avec mes enfants, et ça aujourd’hui, c’est dur émotionnellement. Aujourd’hui, je n’aurais pas à chercher un nouveau travail, à rassurer mes enfants, cela se serait passé en douceur. Alors que maintenant les enfants ils sentent bien que c’est dramatique, qu’il y a beaucoup moins de travail qu’il y a un an, et pas que dans le monde du travail. De tous nos amis de l’année dernière, partis de chez Mory Ducros, aucun n’a rien retrouvé. Je me dis que j’ai été bernée. Ils ne voulaient pas me garder moi, parce que j’avais des compétences. Ils m’ont gardé parce qu’on ne licencie pas une femme seule avec des enfants dès le premier plan. Ils ont fait leurs petits calculs pour ne pas licencier 5000 personnes d’un coup, parce que ça faisait trop moche. En deux fois ça fait moins dramatique ».

 

 

Marie MEHAULT